5 mai 2015

[Paix Liturgique] La messe traditionnelle dans tous ses états

SOURCE - Paix Liturgique - Lettre n°488 - 5 mai 2015

Nous inaugurons aujourd’hui une série de lettres qui ont pour objet de considérer le trésor liturgique que représente la messe traditionnelle et qui constitueront autant de pauses contemplatives dans le fil agité de l’actualité. S’arrêter un instant pour admirer ce trésor, parvenu jusques à nous par la grâce de Dieu, aidera à mieux comprendre et à mieux faire comprendre pourquoi tant de catholiques, prêtres comme laïcs, sont si attachés à le défendre. Nous nous proposons donc de considérer la forme extraordinaire de la messe romaine dans son unité rituelle comme dans la riche diversité de ses degrés de solennité. Nous comprendrons ainsi que la lex orandi, à l’image de la sacra doctrina qu’elle traduit cultuellement, est d’une parfaite cohésion et d’une infinie richesse.

Puisque nous allons parler de règles et de formes, il faut souligner l’importance du respect qui leur est dû. « Ayez donc grand soin, disait Pie XII, dans l’encyclique Mediator Dei, du 20 novembre 1947, que le jeune clergé, en même temps qu’il s’initie aux disciplines ascétiques, théologiques, juridiques et pastorales, soit formé à l’intelligence des cérémonies sacrées, à la compréhension de leur majestueuse beauté, et qu’il en apprenne diligemment les règles, appelées rubriques. Cela non dans un motif de pure érudition, ni afin seulement que le séminariste puisse, un jour, accomplir les rites religieux avec l’ordre, la bienséance et la dignité convenables, mais surtout pour qu’il s’adonne, dès le cours de sa formation, à une très intime union avec le Christ-Prêtre et devienne un saint ministre des choses saintes ».

Il nous faut rappeler aussi ce que nous disions à ce sujet dans notre lettre 151, à savoir que la liturgie est un ART à tous les sens du terme, notamment en ceci qu’il est éminemment pratique, transmis dans les nuances des détails comme dans l’ensemble de son savoir-faire par une longue participation des clercs et des fidèles qui le pratiquent à des usages immémoriaux. Il faut en outre insister sur le fait que le législatif liturgique est la traduction d’une esthétique sacrée dont le pur et simple énoncé des règles ne rend pas raison, dans la mesure où le culte divin est comme une savante chorégraphie religieuse inséparable d’un univers précis, formé par la combinaison d’un espace architectural, d’un répertoire musical et d’un ensemble d’objets précieux, de mobilier sacré et de parements des lieux, des choses et des personnes.

L’UNITÉ D’UN RITE MILLÉNAIRE

En matière de liturgie romaine, ce sont les livres liturgiques approuvés par le Saint-Siège, qui constituent pour l’essentiel la règle incontestable. En vertu du Motu Proprio Summorum Pontificum de 2007, le Missel romain (ré-)approuvé est celui qui correspond à ce que l’on appelle l’« édition typique » de 1962 (c’est-à-dire l’édition étalon publiée par la Congrégation compétente, qui était, à l’époque, la Congrégation des Rites). De même, ce sont tous les livres liturgiques en usage en 1962 (essentiellement : le Bréviaire, le Rituel, le Pontifical, le Cérémonial des Évêques) que l’on doit utiliser aujourd’hui pour pratiquer la « forme extraordinaire » dans toutes les fonctions sacrées, la célébration de l’Office divin, des sacrements, des sacramentaux.

Le missel de 1962 n’est rien d’autre que le missel publié par saint Pie V en 1570, et réédité au cours de la période qui a suivi, avec quelques modifications accidentelles (ajouts de préfaces, de fêtes de saints ; de 1951 à 1955, réforme de la Semaine Sainte ; en 1962, allègements dans le calendrier et modifications minimes de rubriques de la messe). Quant au missel de 1570, il cherchait également à être parfaitement conforme à ceux qui l’avaient précédé. De fait l’Ordo missæ de 1570 était pratiquement identique à l’Ordo pour la Curie romaine d’Innocent III (mort en 1216), lequel correspondait pratiquement à l’état de la messe romaine à l’époque de la réforme grégorienne, au XIème siècle. L’ordre dont il témoigne (notamment le lectionnaire des dimanches) est encore antérieur et la partie la plus essentielle de la messe romaine, à savoir le canon, date au moins de la fin du IVème siècle. Autrement dit, en célébrant selon la « forme extraordinaire », les prêtres de rite romain célèbrent aujourd’hui comme Rome célébrait formellement depuis un millénaire, et substantiellement comme elle célébrait depuis au moins 1500 ans.

À partir de 1965, cette messe romaine a subi d’incessantes modifications préalables à la refonte totale du missel en 1969, dont le cardinal Joseph Ratzinger disait : « Il faut constater que le nouveau missel, quels que soient tous ses avantages, a été publié comme un ouvrage réélaboré par des professeurs, et non comme une étape au cours d’une croissance continue. Rien de semblable ne s’est jamais produit sous cette forme, cela est contraire au caractère propre de l’évolution liturgique » (La Célébration de la Foi, Téqui, 2000, p. 84). C’est pourquoi la lettre circulaire Quattuor abhinc annos, de la Congrégation pour le Culte divin, dite « indult » de 1984, décida que le dernier état du missel romain traditionnel était celui de 1962, ce qui fut repris par le Motu Proprio de 1988, Ecclesia Dei adflicta, et confirmé par le Motu Proprio de 2007.

Il est vrai que les multiples modifications qui sont intervenues de 1965 à 1967 n’avaient pas touché à la substance de la messe romaine. Ce n’est qu’en 1967 que la réforme lancée par Paul VI a pris un virage radical par l'élaboration d’une « messe normative ». On peut donc comprendre qu’en certains lieux, qu’en certaines paroisses et qu’en certaines communautés, on ait cru bon de conserver ces réformes intermédiaires adoptées à l’époque ou que, pour de multiples raisons, d’autres communautés, d’autres lieux, d’autres personnes se soient alignés par la suite sur tout ou partie de ces usages intermédiaires.

Inversement, on peut entendre les raisons pour lesquelles, en d’autres lieux, communautés, paroisses, on soit resté fidèle à des coutumes antérieures, ou qu’on ait remis en vigueur tel ou tel usage plus ancien (célébration de la Semaine Sainte selon les rites – sauf pour les horaires de célébration – antérieurs à la réforme opérée sous Pie XII ; ou bien encore, dans les aires anglo-saxonnes, conservation pour les fidèles de l’usage de ne pas « dialoguer » la messe lue, malgré l’invitation à le faire de l’Instruction De Musica sacra de 1958 ; etc.)

Ceci concédé, il faut grandement se réjouir du fait que l’unité de la forme extraordinaire existe très largement, et désormais très solidement, autour des livres en usage en 1962 :
- pour l’Office divin, on peut dire que tous ceux qui sont tenus à la récitation du Bréviaire et qui le récitent selon la forme extraordinaire, usent du Bréviaire selon l’édition typique de 1961,
- pour le calendrier, la grande majorité des pratiquants de la forme extraordinaire suivent celui de 1962,
- pour la messe lue (messe basse) dans sa célébration privée, tous les prêtres, pratiquement sans exception, qui célèbrent selon la forme extraordinaire, le font selon les rubriques de 1962,
- enfin, en matière de messe publique, qu’elle soit solennelle (avec diacre et sous-diacre), chantée (chants grégoriens du propre et de l’ordinaire) ou non chantée, le respect des rubriques de 1962 est massif.

Si un certain nombre de problèmes peuvent encore se poser, parfois, quant au respect de la norme de base (le recours aux livres en usage en 1962), il ne faut aucunement les majorer en nourrissant des polémiques stériles (1). Il faut tenter au contraire de les résoudre avec bon sens, dans le respect des règles, en tendant vers la cohésion de tous les pratiquants du rite traditionnel, pour le plus grand bien de la forme extraordinaire et, par elle, du rayonnement du culte divin.

Il faut aussi faire preuve en ce domaine de beaucoup d’humilité : les plus savants parmi les savants ne peuvent tout savoir en cette matière très complexe qu’est le cérémonial qui, en outre, s’est complexifiée de manière nouvelle en un certain nombre de cas « frontaliers » d’une forme et de l’autre (2). Pour autant, la volonté de viser une homogénéité traditionnelle, c’est-à-dire n’excluant pas de minimes différences (plutôt que des divergences) dans la mise en œuvre de la loi, qui est en l’espèce la lex orandi, est un devoir moral, apologétique et missionnaire.

LES DIVERS DEGRÉS D’UNE MÊME FORME

Ainsi fixée, la forme traditionnelle n’a rien d’un produit uniforme, si l’on peut dire. Elle présente au contraire, à l’intérieur de sa soumission religieuse à la norme, une grande variabilité dans les degrés de solennité, dans son ornementation par le chant et la musique sacrée (sans parler de l’infinie variété dans la qualité des ornements, des linges, des vases sacrés, le style de décoration des églises, qui sont fonction des lieux, des goûts, et aussi des moyens pécuniaires). (3)

À l’époque, qui n’est pas si lointaine, où la liturgie traditionnelle romaine était célébrée sur une grande partie du globe, son unité était frappante en même temps que sa coloration variait comme à l’infini. Le même fidèle catholique assistait à la même messe lorsqu’il participait à des cérémonies aussi diversement modulées que la messe basse matinale dans une église de campagne, la messe pontificale fastueuse dans une cathédrale qui avait conservé les pompes les plus brillantes (Westminster, Milan, Cologne), la grand’messe dominicale de l’immense majorité des paroisses de France qui cultivaient le style tonique et viril des « nefs qui chantent », la liturgie monastique blanche et dépouillée d’une abbaye trappiste, un pontifical bénédictin qui représentait la meilleure part du Mouvement liturgique, la messe baroquissime d’une interminable « chapelle papale », les messes basses dites à voix basse sur les nombreux autels des sanctuaires devant lesquels se succédaient des files de pèlerins, etc. Tout catholique se retrouvait en fait absolument chez lui où qu’il assistât aux saints mystères, même au bout du monde, avec une même cérémonie, un même déroulement, une même langue.

Il importe, pour clarifier les idées, de dresser un tableau des diverses configurations que peut prendre la célébration de la messe traditionnelle. Toute messe a la même valeur incommensurable, mais « l’action liturgique présente une forme plus noble lorsque les offices divins sont célébrés solennellement avec chant, que les ministres sacrés y interviennent et que le peuple y participe activement » (Sacrosanctum Concilium, n. 113). Sans entrer dans tous les détails, on peut ainsi en distinguer trois sur lesquelles on reviendra dans de prochaines lettres (4) :

1 – La messe pontificale : c’est la célébration solennelle du saint sacrifice par celui qui a reçu la plénitude du sacerdoce, l’évêque, successeur des Apôtres, célébrant en tant que tel, comme pontife. Elle peut être au trône (cas d’un évêque qui célèbre dans sa cathédrale) ou au faldistoire, fauteuil en forme d’X hérité de celui des sénateurs romains (cas généralement d’un évêque qui n’est pas dans son diocèse). Il existe aussi des messes pontificales supra (comme celle de la chapelle papale qui n’a jamais plus été célébrée selon la forme traditionnelle depuis la réforme de 1969) et des messes pontificales infra (comme celle d’un abbé régulier, crossé et mitré).

2 – La grand’messe : c’est soit la messe solennelle proprement dite (messe chantée où le prêtre est assisté de deux ministres sacrés revêtus d’ordres majeurs, le diacre et le sous-diacre) qui peut être célébrée en présence de l’évêque, l’évêque assistant soit au trône soit au chœur ; soit la messe chantée (chants grégoriens du propre et de l’ordinaire) avec ou sans encensement, souvent pratiquée en raison du nombre insuffisant de clercs dont disposent les paroisses pour tenir les fonctions de diacre et de sous-diacre.

3 – La messe lue, dite « messe basse » : c'est la messe la plus couramment célébrée par les prêtres de rite latin car c’est celle que les prêtres célèbrent au quotidien, sous forme privée comme sous forme publique (messe des jours de semaine ou messes complémentaires du dimanche quand il existe déjà une grand’messe dans l’église concernée).

Toutes ces formes, ont leur prix, et leur diversité même est grandement appréciable, car « les formes orthodoxes d’un rite sont des réalités vivantes, nées du dialogue d’amour entre l’Église et son Seigneur. Ce sont des expressions de la vie de l’Église, où se sont condensées la foi, la prière et la vie même des générations, et où se sont incarnées dans une forme concrète en même temps l’action de Dieu et la réponse de l’homme. » (Cardinal Joseph Ratzinger, conférence du 24 octobre 1998)

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(1) Cela concerne d’infimes détails : peut-on, par exemple, remplacer l’Ite Missa est par Benedicamus Domino, lors des messes de pénitence, comme le permet l’Ordo de la Commission Ecclesia Dei, ou ne pas le faire, comme le demande le Code des Rubriques de 1962 ?

(2) Le jeûne eucharistique en usage en 1962 (3 heures pour les aliments solides et alcools) est-il obligatoire pour ceux qui pratiquent la forme de 1962 ? Un non sous-diacre peut-il en faire les fonctions en cas de nécessité, comme cela a été permis par Paul VI ? Peut-on, contrairement aux règles en usage en 1962, célébrer une messe privée sans assistant ? Etc.

(3) Par exemple, la querelle cent fois reprise depuis Dom Guéranger et Viollet-le-Duc, entre partisans des ornements romains (ou français, espagnols) et partisans des ornements gothiques n’a pas lieu d’être, dès l’instant que l’on a des ornements de qualité.

(4) En précisant que nous utilisons la catégorie de « grand’messe » pour regrouper commodément les messes dites par les simples prêtres avec solennité.