2 septembre 2015

[Cardinal Robert Sarah - La Nef] Liturgie : revenir au concile Vatican II

SOURCE - Cardinal Robert Sarah - La Nef - septembre 2015

Le cardinal Robert Sarah, préfet de la Congrégation pour le Culte divin, a publié le 12 juin dernier un important article sur la liturgie dans L’Osservatore Romano. Il méritait assurément d’être diffusé au mieux, aussi sommes-nous heureux de publier ici, après L’Homme Nouveau début juillet, la traduction intégrale de ce texte de référence, suivie d’un commentaire de l’abbé Christian Gouyaud (cf. 12-14).

Cinquante ans après sa promulgation par le pape Paul VI, va-t-on enfin lire la Constitution du concile Vatican II sur la liturgie sacrée ? Sacrosanctum Concilium (SC) n’est en effet pas un simple catalogue de « recettes » de réformes, mais bel et bien la Magna Carta de toute action liturgique.

Le concile œcuménique nous y donne une magistrale leçon de méthode. En effet, loin de se contenter d’une approche disciplinaire et extérieure de la liturgie, le concile veut nous faire contempler ce qu’elle est en son essence. La pratique de l’Église découle toujours de ce qu’elle reçoit et contemple dans la Révélation. La pastorale ne peut être déconnectée de la doctrine. Dans l’Église, « ce qui relève de l’action est ordonné à la contemplation » (SC 2).

La Constitution conciliaire nous invite à redécouvrir l’origine trinitaire de l’œuvre liturgique. En effet, le concile établit une continuité entre la mission du Christ Rédempteur et la mission liturgique de l’Église. « De même que le Christ fut envoyé par le Père, de même, lui aussi envoya ses apôtres […] afin que, par le sacrifice et les sacrements autour desquels gravite toute la vie liturgique, ils exercent cette œuvre de salut » (SC 6). Exercer la liturgie n’est donc rien d’autre qu’exercer l’œuvre du Christ. La liturgie est en son essence actio Christi : « l’œuvre de la Rédemption des hommes et de la parfaite glorification de Dieu » (SC 5). C’est lui le grand prêtre, le véritable sujet, le véritable acteur de la liturgie (SC 7). Si ce principe vital n’est pas reçu dans la foi, on s’expose à faire de la liturgie une œuvre humaine, une autocélébration de la communauté. 

Tout au contraire l’œuvre propre de l’Église consiste à entrer dans l’action du Christ, à s’inscrire dans cette œuvre dont il a reçu du Père la mission. Or, « la plénitude du Culte divin est apparue chez nous », parce que « l’humanité du Christ, dans l’unité de la personne du Verbe, fut l’instrument de notre salut » (SC 5). L’Église, corps du Christ, doit donc elle aussi devenir un instrument dans les mains du Verbe. Tel est le sens ultime du concept clé de la Constitution conciliaire : la participatio actuosa. Cette participation consiste pour l’Église à devenir instrument du Christ-prêtre, afin de participer à sa mission trinitaire. L’Église ne participe activement à l’œuvre liturgique du Christ que dans la mesure où elle en est l'instrument. En ce sens, parler de « communauté célébrante » ne va pas sans ambiguïtés et requiert une vraie prudence (cf. Instruction Redemptionis Sacramentum, 42).

La participatio actuosa ne saurait donc être comprise comme la nécessité de faire quelque chose. On a sur ce point souvent déformé l’enseignement du concile. Au contraire il s’agit de laisser le Christ nous prendre et nous associer à son sacrifice.

La participatio liturgique doit donc être comprise comme une grâce du Christ « qui s’associe l’Église » (SC 7). C’est lui qui a l’initiative et la primauté. « L’Église l’invoque comme son Seigneur et passe toujours par lui pour rendre un Culte au Père éternel » (SC 7). Le prêtre doit donc devenir cet instrument qui laisse transparaître le Christ. Comme le rappelait il y a peu notre pape François, le célébrant n'est pas un présentateur de spectacle, il n'a pas à rechercher la sympathie de l'assemblée en se posant face à elle comme son interlocuteur principal. Entrer dans l'esprit du concile suppose au contraire de s'effacer, de renoncer à être le point focal.

Contrairement à ce que l'on a parfois prétendu, il est tout à fait conforme à la Constitution conciliaire, il est même opportun que, pendant le rite pénitentiel, le chant du Gloria, les Oraisons, et la Prière eucharistique, tous, prêtre et fidèles, se tournent ensemble vers l’Orient, pour exprimer leur volonté d’entrer en participation de l’œuvre de culte et de rédemption opérée par le Christ. Une telle manière de faire pourrait opportunément être mise en œuvre dans les cathédrales où la vie liturgique devrait être exemplaire (SC 41).

Bien entendu, il est d'autres parties de la messe où le prêtre, agissant in persona Christi Capitis, entre en un dialogue nuptial avec l'assemblée. Mais ce face-à-face n'a d'autre but que de conduire au tête à tête avec Dieu qui, par la grâce de l'Esprit-Saint, deviendra cœur à cœur.

Le concile propose aussi d’autres moyens pour favoriser cette participation : « les acclamations, les réponses, le chant des psaumes, les antiennes, les cantiques et aussi les actions ou gestes et les attitudes corporelles » (SC 30). Une lecture trop rapide et surtout trop humaine en a conclu qu'il fallait que les fidèles soient sans cesse occupés. La mentalité occidentale contemporaine, façonnée par la technique et fascinée par les médias, a voulu faire de la liturgie une œuvre de pédagogie efficace et rentable. Dans cet esprit, on a cherché à rendre les célébrations conviviales. Les acteurs liturgiques, animés par des motivations pastorales, cherchent parfois à faire œuvre didactique en introduisant dans les célébrations des éléments profanes ou spectaculaires. Ne voit-on pas fleurir témoignages, mises en scènes et autres applaudissements ? On croit ainsi favoriser la participation des fidèles, on réduit en fait la liturgie à un jeu humain.

« Le Silence n'est pas une vertu, ni le bruit un péché ; c'est vrai, écrit Thomas Merton, mais le tumulte, la confusion et le bruit perpétuel qui règnent dans la société moderne » – et, pourrait-on ajouter, dans certaines liturgies eucharistiques en Afrique – « sont l'expression de l'ambiance de ses péchés les plus graves, de son impiété et de son désespoir. Un monde de propagande, d'arguments infinis, de vitupération, de critiques, ou simplement de bavardages est un monde dans lequel la vie ne vaut pas la peine d'être vécue. La messe devient un vacarme confus ; les prières un bruit extérieur ou intérieur » (1).

Le risque est réel de ne laisser aucune place à Dieu dans nos célébrations. Nous courons la tentation des Hébreux dans le désert. Ils cherchèrent à se créer un culte à leur mesure et à leur hauteur, n'oublions pas qu'ils finirent prosternés devant l'idole du veau d'or !

Il est temps de nous mettre à l'écoute du concile ! « La liturgie est principalement et avant tout le culte de la divine majesté » (SC 33). Elle n’a de valeur pédagogique que dans la mesure où elle est tout entière ordonnée à la glorification de Dieu et au culte divin. La liturgie nous met réellement en présence de la transcendance divine. La participation véritable suppose de renouveler en nous cette « stupor » que saint Jean-Paul II tenait en haute estime (cf. Ecclesia de Eucharistia, 6). Cette stupeur sacrée, cette crainte joyeuse, requiert notre silence devant la majesté divine. On oublie souvent que le silence sacré est un des moyens que le concile indique pour favoriser la participation. Si la liturgie est œuvre du Christ, est-il nécessaire que le célébrant y introduise ses propres commentaires ? On doit rappeler que, quand le missel autorise une intervention, celle-ci ne doit pas devenir un discours profane et humain, un commentaire plus ou moins habile de l’actualité, ou une salutation mondaine aux personnes présentes, mais une très brève exhortation à entrer dans le mystère (PGMR, 50). Quant à l'homélie, elle est elle-même un acte liturgique qui a ses règles propres.

La participatio actuosa à l’œuvre du Christ suppose donc de quitter le monde profane pour entrer dans « l’action sacrée par excellence » (SC 7). Car « nous prétendons, avec une certaine arrogance, rester dans l’humain pour entrer dans le divin » (2). En ce sens, il est regrettable que le sanctuaire de nos églises ne soit pas un lieu strictement réservé au culte divin, qu’on y pénètre en habits profanes, que l'espace sacré ne soit pas clairement délimité par l'architecture. De même si, comme l’enseigne le concile, le Christ est présent dans sa Parole quand elle est proclamée, il est dommageable que les lecteurs n’aient pas une tenue appropriée qui manifeste qu’ils ne prononcent pas des mots humains mais une parole divine.

La liturgie est une réalité fondamentalement mystique et contemplative, et par conséquent hors d'atteinte de notre action humaine, aussi la participatio est-elle une grâce de Dieu. Pourtant, elle suppose de notre part une ouverture au mystère célébré. Ainsi, la Constitution tout à la fois recommande la pleine intelligence des rites (SC 34), et prescrit « que les fidèles puissent dire ou chanter ensemble en langue latine les parties de l’ordinaire qui leur reviennent » (SC 36 et 54). En effet, l’intelligence des rites n’est pas l’œuvre de la raison humaine laissée à elle seule, qui devrait tout saisir, tout comprendre, tout maîtriser. L’intelligence des rites sacrés est celle du sensus fidei, qui exerce la foi vive à travers le symbole et qui connaît par syntonie plus que par concept. Cette intelligence suppose d'approcher le mystère avec humilité. Mais aura-t-on le courage de suivre le concile jusque-là ?

Une telle lecture, illuminée par la foi, est pourtant fondamentale pour l'évangélisation. En effet, « la liturgie montre l’Église à ceux qui sont dehors comme un signal levé au milieu des nations, sous lequel les enfants de Dieu dispersés se rassemblent dans l'unité » (SC 2) Elle doit cesser d'être un lieu de désobéissance aux prescriptions de l’Église. Plus profondément, elle ne peut être une occasion de déchirures entre chrétiens. Les lectures dialectiques de Sacrosanctum concilium, les herméneutiques de rupture dans un sens ou dans un autre ne sont pas le fruit d'un esprit de foi. Le concile n’a pas voulu rompre avec les formes liturgiques héritées de la tradition, mais au contraire les approfondir. La Constitution stipule que « les nouvelles formes doivent sortir des formes anciennes par un développement en quelque sorte organique » (SC 23). En ce sens il est nécessaire que ceux qui célèbrent selon l’usus antiquior le fassent sans esprit d’opposition et donc dans l’esprit de Sacrosanctum Concilium. De même, il serait erroné de considérer la forme extraordinaire du rite romain comme relevant d’une autre théologie que la liturgie réformée. Aussi serait-il souhaitable qu’on insère en annexe d’une prochaine édition du missel le rite pénitentiel et l’offertoire de l’usus antiquior afin de souligner que les deux formes liturgiques s’éclairent mutuellement, en continuité et sans opposition.

Si nous vivons dans cet esprit, alors la liturgie cessera d’être le lieu des rivalités et des critiques pour nous faire enfin participer activement à « cette liturgie qui se célèbre dans la sainte cité de Jérusalem à laquelle nous tendons comme des voyageurs et où le Christ siège comme ministre du sanctuaire » (SC 8).

Cardinal Robert Sarah 

(1) Thomas Merton, Le signe de Jonas, Albin Michel, 1955, p. 322.
(2) Cardinal Robert Sarah, Dieu ou rien. Entretien sur la foi, Fayard, 2015, p. 178.