3 mai 2016

[Yves Chiron - Aletheia] "Le ralliement de Léon XIII" de Roberto de Mattei. Une thèse plus que contestable

SOURCE - Yves Chiron - Aletheia - 3 mai 2016

La politique dite de « ralliement » engagée par Léon XIII a suscité, dès l’origine, une controverse. Roberto de Mattei y voit un « projet pastoral » qui a échoué à l’époque mais qui se serait réalisé « avec le Concile Vatican II ». La thèse est plus que contestable. Ce n’est pas une démonstration qui s’appuierait sur des documents incontestables, c’est une affirmation née de présupposés idéologiques.

Je ne répèterai pas ici la présentation critique de l’ouvrage que j’ai rédigée pour la Nef et qui paraîtra bientôt [1]. J’ajouterai seulement quelques observations, méthodologiques ou sur le fond.

Roberto de Mattei est depuis 2005 professeur associé à l’Université européenne de Rome. Il est l’auteur d’une oeuvre historique importante, dont beaucoup de titres ont été traduits en France.

Le professeur de Mattei est aussi un militant catholique qui dirige différents organes d’information et d’action métapolitique : la Fondazione Lepanto, la revue mensuelle Radici Cristiane et l’agence Corrispondenza Romana (qui édite un bulletin traduit en différentes langues).

Roberto de Mattei, comme il le dit lui‐même sur son site internet, « se considère avant tout disciple du professeur Plinio Corrêa de Oliveira, qu’il a fréquenté personnellement pendant vingt ans (1976‐1995) et à qui il a dédié une biographie ». Plinio Corrêa de Oliveira [1908‐1995] fut le fondateur, en 1960, du mouvement Tradition‐Famille‐Propriété, mouvement controversé, auquel le professeur de Mattei est toujours étroitement lié. La T.F.P., ses filiales et ses paravents, en France et à l’étranger, forment une nébuleuse experte dans l’art du larvatus prodeo [2], habile dans le mailing et la récolte de fonds. 

Rappeler l’influence du mouvement T.F.P. et de l’idéologie de Plinio Corrêa de Oliveira n’est pas sans rapport avec ce livre puisque de Mattei cite à plusieurs reprises Corrêa de Oliveira dans son étude et qu’il précise que celui‐ci « a traité du ralliement dans son volume Nobiltà ed elites tradizionali analoghe et dans de nombreuses conférences et réunions inédites, conservées dans les archives de l’Institut Plinio Corrêa de Oliveira (IPCO) de San Paolo del Brasile que nous avons consultées » (p. 458).

• La quatrième de couverture de l’ouvrage dit qu’il s’agit d’un « livre innovant et magistral, qui s’appuie sur les Archives secrètes du Vatican ». En réalité, les références à des documents tirés des Archives secrètes du Vatican (ASV) sont peu nombreuses, et à plusieurs reprises il s’agit de citations de seconde main. La principale source inédite tirée des ASV sont les Memorie inedite du cardinal Aloisi Masella, témoignage certes intéressant mais provenant d’un adversaire de la politique de Léon XIII. Qui plus est, un témoignage à chaud, sans recul historique, puisque rédigé en 1901‐1902 alors que le pontificat de Léon XIII n’était pas terminé.

On est stupéfait par ailleurs que sur un sujet qui touche si directement à la politique française de l’époque, l’auteur n’ait pas consulté les archives diplomatiques françaises. Les rapports et les dépêches des ambassadeurs français près le Saint‐Siège sont pourtant facilement consultables, au Centre des archives diplomatiques de La Courneuve ou au Centre des archives diplomatique de Nantes.

• Sans en faire porter toujours la responsabilité sur l’auteur, on déplorera un grand nombre de coquilles, de fautes de frappe, d’approximations, de raccourcis, de contresens. 

Je ne citerai que deux contresens (dus à une mauvaise traduction ?) qui rendraient le livre presque incompréhensible :
  • le cardinal Aloisi Masella est intervenu « avec le cardinal Rampolla et Léon XIII lui-même » pour « dissuader » le cardinal Lavigerie d’intervenir (p. 128) !
  • Selon le cardinal Aloisi Masella, l’ambassadeur de France auprès du Saint‐Siège de 1892 à 1896, Lefebvre de Béhaine, « était un pieux catholique, tout comme le gouvernement qu’il représentait » (p. 398, n. 20). On veut croire qu’il s’agit d’une traduction erronée de l’italien, car sinon cela dénoterait une bien fâcheuse erreur d’information sur le Président du Conseil de cette époque, le républicain libéral Alexandre Ribot.

• Le terme « Ralliement » n’a jamais été employé par Léon XIII. Il a été utilisé par ses partisans comme par ses adversaires, mais il ne correspondait pas à la pensée du Pape si on entend par « ralliement » le sens qu’on lui donne ordinairement : rejoindre une cause, un parti, un camp.

Léon XIII n’a pas demandé aux catholiques français de se rallier à la République, c’est‐àdire de devenir républicains. Il n’a non plus demandé aux catholiques d’adopter l’idéologie républicaine. Par trois encycliques successives, Diuturnum (1881), Immortale Dei (1885) et Libertas (1888), Léon XIII avait rappelé l’enseignement traditionnel de l’Église sur les fondements du pouvoir politique, les libertés publiques et la nature de la liberté humaine. Il était ainsi, pour la doctrine, dans la continuité de l’enseignement antirationaliste et antilibéral de son prédécesseur Pie IX.

Avec le Ralliement, la nouveauté est donc non pas dans les principes mais dans la politique menée ; non pas dans le constat qui est fait et dans le but qui est visé, mais dans les moyens employés pour atteindre ce but. Léon XIII demande aux catholiques français de s’organiser politiquement dans le cadre des institutions existantes en France à cette époque.

« Il faut que les catholiques s’unissent sur le terrain légal pour défendre les idées conservatrices et de religion » disait‐il.

L’acte fondateur de cette politique date du 12 novembre 1890, lorsque ce jour‐là, lors d’une cérémonie en l’honneur de la marine française à Alger, le cardinal Lavigerie fit une brève allocution où il appelait les catholiques à donner leur « adhésion sans arriere‐pensée » à la « forme de gouvernement » présente.

En 1964, le jésuite Georges Jarlot, professeur à l’Université grégorienne, avait consacré un chapitre de son ouvrage fondamental, Doctrine pontificale et histoire, au Ralliement (chapitre que ne cite pas Roberto de Mattei). Étudiant de façon détaillée les débuts de l’historiographie sur le Ralliement, le P. Jarlot montrait comment Léon XIII est intervenu personnellement en 1896, à deux reprises, pour faire rectifier une présentation historique du « toast d’Alger » qui avait été publiée par Mgr Baunard. Il ressort nettement que Léon XIII n’avait pas donné une « mission » au cardinal Lavigerie, mais une « permission » et un « encouragement » [3]. Et encore moins avait‐il dicté le texte de son intervention au cardinal.

• Cette intervention du cardinal Lavigerie fut incomprise ou même rejetée par nombre d’évêques français. Léon XIII devra intervenir lui‐même dans le débat. Il le fera d’abord par ce qu’on a appelé « l’encyclique à un sou » : une interview (une déclaration plutôt) publiée dans le Petit Journal le 17 février 1892. Puis par l’encyclique Au milieu des sollicitudes et la Lettre aux cardinaux français.

Roberto de Mattei ne cite de l’interview que l’appel à l’union des catholiques « sur le terrain légal » et le passage sur la république « forme de gouvernement aussi légitime que les autres ». Il aurait fallu citer aussi le passage où Léon XIII expose le but de cette union : faciliter la « mission » de l’Église « qui est de moraliser les âmes ».

• Dès les premières pages de son étude, Roberto de Mattei affirme : « Léon XIII ne partageait pas la condamnation sans appel du monde moderne prononcée par ses prédécesseurs, considérant que, tout en ne s’écartant pas des principes, l’Église pouvait et devait se réconcilier avec la modernité » (p. 27). À la dernière page de son livre (p. 264 [4]), l’affirmation est répétée sous une forme différente : « l’idée dominante de Léon XIII fut, comme l’écrit son biographe, celle de ”réconcilier le monde moderne avec l’Église” ».

Si on se rapporte au biographe en question, Mgr de T’Serclaes, on trouve bien ce jugement mais plus développé : « l’idée maîtresse de son Pontificat : la réconciliation du monde moderne avec l'Eglise, sur le seul terrain où elle lui semblait possible, celui de la vérité catholique hautement proclamée, mais avec une calme douceur et une infinie charité. [5]» Cette formulation donne une vue plus juste que la citation tronquée qu’en a faite de Mattei.

Il n’y a pas eu chez Léon XIII la volonté de « se réconcilier avec la modernité », il y a eu une politique de dialogue avec les régimes politiques existants. Dans une étude sur le pontificat de Léon XIII, parue en 1990 en Italie mais malheureusement non traduite en français, le grand historien de l’Église Roger Aubert résumait ainsi l’ambition de ce pape : « la perspective finale de son idéal pastoral restait une perspective de chrétienté : la suprématie de l’Église sur le monde non seulement dans le domaine religieux, mais aussi dans le domaine politique et social. [6] »

Rien de plus contraire à la modernité, et rien de plus contraire à la séparation de l’Église et de l’État qui est au coeur du projet républicain français.

• Il y a dans le livre de Roberto de Mattei, trois affirmations historiques qui ne sont attestées par aucun document ou par aucun texte :
  • 1ère affirmation : nommé évêque de Pérouse en 1846, créé cardinal en 1853, le futur Léon XIII aurait pris ses distances avec les grands textes anti‐libéraux de Pie IX : « Le Syllabus et l’encyclique Quanta cura n’enthousiasmèrent pas non plus l’évêque de Pérouse qui, comme Mgr Dupanloup, chercha à en relativiser la portée » (p. 20‐21). L’affirmation aurait mérité d’être démontrée par des textes.
  • Léon XIII a continué à protester contre la spoliation des États pontificaux qu’avait accomplie la monarchie italienne en 1870, sous le pontificat précédent. La thèse de Roberto de Mattei est que, par le Ralliement, le pape aurait voulu se rapprocher de la Troisième République pour s’en faire une alliée contre l’Italie (p. 119). Le cardinal Rampolla aurait été « convaincu que d’une guerre européenne naîtrait un nouvel ordre international qui aurait en définitive résolu le conflit qui opposait depuis 1870 l’Italie au Saint‐Siège » (p. 120). Bref, le Saint‐Siège aurait espéré retrouver sa souveraineté temporelle lors des négociations de paix qui auraient suivi une victoire militaire de la France sur l’Italie ! Là encore, l’affirmation ne s’appuie sur un aucun document.
  • La conclusion de son livre se termine par cette affirmation : « le projet pastoral qui échoua sous son pontificat se réalisa avec le concile Vatican II. Ce qui arriva à Rome de 1962 à 1965, et dans les années qui suivirent, trouve son antécédent dans le ralliement de Léon XIII. Et c’est là l’une des raisons qui m’ont poussé à l’étudier » (p. 264).
    On est là dans la pétition de principe pas dans la démonstration historique.

• Le but du Ralliement était de favoriser l’organisation politique des catholiques non de les dissoudre dans les partis existants. C’est ce que démontre la thèse soutenue à l’université de Paris‐IV Sorbonne par un jeune et brillant historien, Martin Dumont. Elle a fait l’objet d’une édition accessible au grand public qui ne sacrifie rien à la rigueur universitaire et historienne [7]. Au terme de son exploration, sérieuse et méthodique, de nombreuses archives vaticanes, romaines et françaises, Martin Dumont conclut que la politique de ralliement engagée sous Léon XIII a été un échec. Dix ans après les incitations retentissantes du Pape, les élections législatives de 1902 ont été, pour les catholiques « ralliés », une défaite amère. Dans la suite de l’histoire politique de la France – l’application des lois anticongréganistes, la séparation de l’Église et de l’État –, la politique anticléricale s’aggravera encore.

Martin Dumont relève à juste titre : « Les élections législatives de 1902 marquent donc la fin, au moins pour un temps, d’un espoir de réformer la République de l’intérieur, et d’assurer aux croyants la paix et la tranquillité ». Le Saint‐Siège a échoué à « organiser les catholiques français sur le terrain constitutionnel ». Ses « directions » ont donné lieu à des interprétations diverses, voire contradictoires ; « cette ambiguïté inhérente au Ralliement » est « l’une des causes de l’échec de la stratégie d’entrisme de Léon XIII ».

Mais il note aussi que « Léon XIII, de pape libéral qu’il apparaît dans certains imaginaires, est en réalité un pontife éminemment intransigeant et politique tout à la fois, imposant dans le même temps le non expedit en Italie – l’abstention la plus complète de toute participation des catholiques à la vie des institutions existantes –, et le Ralliement en France. »

C’est justement parce que Léon XIII, à la suite de Pie IX, est le pape du non expedit en Italie (politique traduite aussi par le slogan « ni électeurs ni élus » : les catholiques italiens ne doivent en aucune manière participer aux élections tant que l’État italien n’aura pas régler la Question romaine, c’est‐a‐dire rendu au Pape une souveraineté temporelle), qu’il ne peut être considéré comme un Pape de tendance libérale, accommodatrice, qui aurait voulu « se réconcilier avec la modernité ».

Yves Chiron
• Roberto de Mattei, Le ralliement de Léon XIII. L’échec d’un projet pastoral, Cerf, 482 pages, 29 €.
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1 La Nef (CS 10501 Feucherolles, 78592 Noisy‐le‐Roi Cedex), n° 281, juin 2016, 8 €.

2 Voir la récente notule publiée dans le dernier numéro de Chrétiens dans la Cité sous le titre « Mea culpa et correctif » (n° 328, 22 avril 2016, p. 3).

3 Georges Jarlot, Doctrine pontificale et Histoire. L’enseignement social de Léon XIII, Pie X et Benoît XV vu dans son ambiance historique (1878-1922), Rome, Presses de l’Université Grégorienne, 1964, p. 150‐152.

4 Car le reste du volume, pages 265 à 482, est constitué de documents et de notes.

5 Mgr Charles de T’Serclaes, Le pape Léon XIII : sa vie, son action religieuse, politique et sociale, Desclée de Brouwer et Cie, t. III, 1906, p. 714‐715.

6 Roger Aubert, « Leone XIII : tradizione e progresso », dans Storia della Chiesa, Cinisello Balsamo, Edizioni Paoline, 1990, t. XXII/1, p. 373.

7 Martin Dumont, Le Saint-Siège et l’organisation politique des catholiques français aux lendemains du Ralliement. 1890-1902, Honoré Champion, 2012, 555 pages.